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Bleu autour

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© Luc Baptiste

De la lecture de la presse sur mon écran d’ordinateur, j’extrais des photographies de la guerre en Ukraine. Ça peut servir, disait ma grand-mère de tout ce qu’elle trouvait et rapportait. Les photographies que je prélève, habituellement je les annote : le nom du photographe, le lieu, l’année — c’est ainsi que je me constitue un musée. Mais sur la guerre en Ukraine je ramasse et j’entasse, je ne relève ni les circonstances ni la date ni la localisation des images, rien. Je ne classe pas. Les images se rangent en fonction d’un interminable nom chiffré qui ne rend compte d’aucune chronologie et qui renvoie même à plusieurs images si je le place dans la barre Google. Ainsi, de telle photographie que je tire de ma réserve, je ne sais que ce qu’elle montre. Où, quand, qui ? je n’ai pas d’informations. Et je regarde ces photos comme si je n’avais pas vu déjà des milliers d’images de guerre — celles des villages et villes écrasés par les bombes lors de la première guerre mondiale restent pour moi une source inépuisable de sidération.
De l’Ukraine sous les bombes russes, je vois des immeubles transpercés et, par les trous noircis, le décor des vies qui s’y trouvaient, ce qu’il reste de l’aménagement des appartements, les couleurs des murs, parfois j’identifie des objets. Je vois des toitures arrachées, des bâtiments écrasés, des enchevêtrements de ferrailles, de béton et de bois en lieu et place de l’ordre urbain, des lampadaires restés debout avec les fils qui pendent à la place des têtes, des rues lacérées par le passage des chars. Les chaussées et trottoirs sont couverts de gravats et de débris, la circulation y paraît impossible. Je cherche à saisir de quels objets ou de quels usages proviennent les débris, à les identifier. D’où peuvent-ils venir, quelles vies détruites attestent-ils ? Les immeubles et maisons, en explosant, ont-ils expulsé loin tout ce qui y était contenu ?
Des voitures ont été retournées, on pourrait penser qu’elles l’ont été délicatement, tant elles sont intactes, quasiment. D’autres, déchiquetées, aux portières percées d’impacts de balles, ont brûlé, elles ont alors toutes la même couleur de carcasse métallique déjà rouillée. Tout a couleur de rouille, de marron, de gris, de brûlé, de boue, de sale. Tout paraît sale quand l’ordonnancement mis en place par les hommes pour cohabiter est détruit. Des chars ont explosé, les tourelles ont été projetées à plusieurs mètres, comme un couvercle qui aurait sauté. Il y avait des hommes à l’intérieur quand l’explosion a eu lieu, des hommes qui, quelques minutes avant d’être pulvérisés, tiraient des obus sur des immeubles, les transperçaient, les abattaient. Les arbres, autour, sont en lambeaux, les branches sont arrachées. Des chiens errent.
Des photos montrent au pied des immeubles, sur les trottoirs, au milieu des rues, des corps recouverts de chiffons ou de sacs plastique ; des pieds dépassent. La couleur vive d’une basket paraît irréelle. Il a plu. La flaque de sang autour de la tête a été diluée par la pluie, elle laisse une trace marron-rougeâtre.
Sur un char russe, des soldats ; l’un est allongé, un autre fume, tous sont affalés les uns contre les autres, ils ont des regards et des allures d’hommes fatigués qui rentrent du travail. Combien d’immeubles explosés derrière eux ? Combien de vies terminées ? Sur une autre image, une voiture civile, sans doute accaparée quelque part, pleine de soldats, affaissée par la charge, patrouille dans une rue vide, vitres ouvertes, les canons des fusils dépassent, derrière eux des visages, c’est une image habituelle des guerres. Un homme est assis sur le toit, avec une arme pointée devant ; lui et son arme, on dirait la tourelle d’un char sur la voiture.
Des hommes détruisent, écrasent, tuent. D’autres travaillent, déblaient, extraient des corps, réparent, remettent en état. Des pompiers dans leur tenue réglementaire, parfaitement équipés, semblent être dans une routine professionnelle. Des femmes emportent avec elles un chien ou un chat. Les chats, portés comme des bébés, ont un air d’effroi, plus encore que les humains. Les femmes les plus vieilles ressemblent à ma grand-mère : la courbure du dos, la fatigue du corps, les rides profondes, le fichu sur la tête, et je reconnais le visage de qui prie Dieu face au malheur.

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