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Bleu autour

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Quelques kilomètres avant de descendre vers la Santoire, la rivière au cœur du cœur* du pays de Marie-Hélène Lafon, je prends un chemin de terre et de cailloux. À l’entrée, il n’y a pas de panneau. Mais les chemins vont quelque part. Je laisse la voiture et la carte qui ne me dit rien ou que je n’ai guère envie de regarder, je vais à pied, par montées et descentes à travers le plateau. Pas de hameau, pas de ferme, pas d’arbres ; peut-être le chemin rejoint-il une route, mais alors c’est loin, je n’en vois pas le bout, et peu m’importe la route au bout. Je voyage, en somme. Je photographie, je garde, je regarde. Il fait froid et le vent est glacial, je ne croise ni hommes ni bêtes, ce n’est pas la saison – hormis des oiseaux en petites bandes, loin, et ensuite des rapaces solitaires, qui font un état des lieux, examinent le sol, ratissent le territoire, se rapprochent.
Le paysage est strié de loin en loin par de rares clôtures, enclos, barrières, des murets parfois. À distance, je les distingue à peine. Ce que je vois, c’est le sol qui s’étire en reliefs arrondis, lacéré cependant par des traces de ruissellements, et rêche, décoloré par l’hiver qui s’achève. Par endroit, de hautes herbes séchées, grises, affalées contre terre par les neiges de janvier sans doute, ou par le vent. Je suis sensible à ce sol rugueux, râpeux, raturé, je suis sensible à la texture de ce sol d’hiver qui garde trace et mémoire des eaux qui ont dévalé, des neiges accumulées qui ont laissé dans les creux une eau d’un bleu étincelant, des vents de l’hiver, de l’activité des hommes et des passages des vaches. Tout fait trace, c’est la saison qui veut ça. Mais, hiver ou pas, ici et ailleurs, les paysages sont des vestiges. Ils sont ce qui reste.
Des vestiges, c’est ce que recherche le photographe, marques, traces, inscriptions, signes, chemins. C’est de cela qu’il remplit et compose ses images, c’est à distinguer et à capter ce qui reste qu’il est occupé. Les Romantiques et, à la suite, les premiers photographes trouvaient doucement mélancolique et sensuelle la fréquentation des ruines. De mes expéditions sur le territoire d’enfance de Marie-Hélène Lafon (le territoire : ce qui était à portée de marche, ce qu’elle pouvait arpenter en quittant la maison familiale des bords de la Santoire pour atteindre le haut-pays), j’ai retenu quelques photographies. De mes pérégrinations, proches ou lointaines, viennent les autres.
Un livre de photographie recueille, assemble, fait cohabiter des visions, égare. Pas de cette continuité à laquelle oblige l’écriture d’un texte. Le regardeur va et vient, revient à ce qu’il a vu, passe d’une image à une autre, comme on saute d’une pierre à une autre pour traverser une étendue d’eau ; il trouve son chemin peut-être, ou ne se presse pas de rejoindre la terre ferme.

Avant-propos de Le corps des pays, de Luc Baptiste et Marie-Hélène Lafon, Bleu Autour, 2023

* Au cœur du cœur de ce pays, c’est le titre d’un recueil de nouvelles de William Gass (Rivage, 1989)

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