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Bleu autour

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© Luc Baptiste

Le jardin ouvrier n’est pas le jardin domestique, il n’est pas enclos dans une propriété familiale, il n’est pas propriété du jardinier. Mais il est l’œuvre d’un jardinier, d’un qui n’a pas de propriété, pas de terre à lui, généralement pas de maison à lui. Chacun a fait son fief d’une parcelle qui lui fut un jour accordée, qui en jouxte d’autres, tout aussi provisoires : il n’y a pas de titre de propriété qui fasse rempart à l’expansion de la cité, car expansion il y a, que la cité soit petite ou grande. À la marge de la ville, le jardin ouvrier est de statut incertain. Il faut le quitter quand il devient constructible, ou bien parce qu’il a été décidé de placer là une bretelle d’accès au quartier, une voie de contournement, un rond-point. À moins qu’on ne le quitte quand c’est la vie qui vous quitte.
Des hommes issus de l’exode des campagnes ou d’Afrique du Nord ont trouvé là un bout de territoire où se tenir. Dans les marges de la ville, ils ont conservé les manières d’une vie ancienne et les gestes qu’il faut pour tirer quelque chose de la terre.
On y a construit son coin à soi qui n’est pas de paradis, mais c’est à l’écart de l’usine, de la famille parfois. Un repli, loin de ce qui oblige. On y a ramené des objets, rien d’acheté, tout peut y être volé : une table sortie d’un atelier, des chaises dépareillées, un fût métallique découpé pour faire du feu, un canapé décoloré, des grilles, des seaux, de la ferraille, du bois, du plastique, de tout ce qui peut servir. On a construit avec planches récupérées, bouts de contreplaqué, plaques métalliques, portes de cagibis, on a trouvé des tôles pour couvrir. La cabane est résidence secondaire, lieu de villégiature — on ne voyage pas. On l’a parfois voulu belle, on l’a peinte, cadenassée, on a acheté des panneaux Propriété privée, Chemin interdit, Pièges.
L’une des cabanes de ces jardins où je m’aventure, entourée d’une haute muraille de planches, est comme une forteresse ceinturée de son palis. Un homme y a un jour établi sa seigneurie. Au faîte des poteaux d’angle de la forteresse, il a placé des sapins de noël en plastique. Occupe-t-il encore son territoire ? Le jardin n’est plus cultivé, le vert du plastique est passé, les sapins n’ont plus de couleur.
Les ouvriers-jardiniers ne viennent plus, ou bien ils disparaissent et ne sont pas remplacés, les jardins sont délaissés, s’enfrichent, les cabanes s’affalent. De certaines il ne reste que l’armature, la toiture est effondrée. Des chaises en plastique sont éparpillées devant, comme si on avait oublié de les rentrer, comme si on n’était pas revenu le lendemain et qu’on n’était même jamais revenu.
Je parcourais les friches de jardins ouvriers lors du confinement. Les paysages, si modestes ou grandioses qu’ils soient, sont des vestiges. Ceux-là, à la sortie de l’hiver, le soleil les enluminait.

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